Le Triangle De La Burle

La burle est une vieille connaissance de mon enfance paysanne.
Elle a été une amie…
Et, parfois, une étrange visiteuse.
Jugez-en… La première fois où je rencontrai la burle, ce vent
coléreux des hauteurs, ce fut à la sortie de l’école. Elle m’avait suivi
jusqu’à la porte de mon père. J’eus à peine le temps de m’enfermer.
Elle sifflait déjà sur le seuil. Je me réfugiai au grenier et je la regardai
par la lucarne. Elle tournait rageusement autour de la maison
blottie contre le rocher d’orgues, et s’élançait jusqu’au toit à quatre
pans, puis repartait vers l’église toute proche. Alors elle grimpait au
clocher, s’enfermait dans la gorge de la grande cloche, l’ébranlait à
peine, puis revenait dans le couloir étroit séparant la cure du sanctuaire.
Et là, terrible, elle hurlait sur le village de Queyrières, ramassant
la neige en congères, qu’elle balayait aussitôt. Ces amas de
neige, entassés par le vent de burle, se mettaient à courir sur les
ruelles et peu à peu les gens se claustraient chez eux.
« C’est comme la Sibérie, me dit le frère de mon grand-père
maternel, qui avait fait la Crimée, c’est comme le vent noir des Cosaques.
Cette burle-là, ce n’est pas la burle d’en bas. C’est la burle
noire ».
Cet ancien vétéran de la guerre de Crimée, fier vieillard au regard
de feu, m’apprit à connaître la burle.
« Moi, le soldat Moulin, me dit-il, en tisonnant dans l’âtre, j’ai
fait sa connaissance sur la toundra sibérienne. Je te montrerai les chemins
qu’elle emprunte. Je t’indiquerai comment éventer ses secrets.
Et comment reconnaître son visage ».
J’écoutais, tandis que la marmite, la grande « oula », pendait
doucement à la crémaillère, balancée soudain par le vent furieux engouffré
dans la cheminée. C’était elle, la burle, qui revenait s’entonner
dans le manteau de l’âtre. Et je voulus la chasser. Mais le
vieillard me prit par le bras et dit :
« Laisse la chanter ! c’est son heure. Laisse la siffler sa chanson.
Après, elle s’en ira vers le mont Mezenc, pour deux, trois jours ».